Délire politico-funk paru en 1975, le « Chocolate City » du Parliament de George Clinton imaginait une capitale américaine sous souveraineté noire et une Maison-Blanche trustée par des figures du Black Power. Un épisode de notre série dédiée au Black History Month.
Photo : Bruce W. Talamon © 2018 Droits réservés
Fermez les yeux, chassez de votre esprit l’image d’un Donald Trump adipeux affalé dans le Bureau ovale et imaginez Mohamed Ali à la Maison-Blanche, Stevie Wonder ministre des « beaux-arts » et Aretha Franklin en First Lady régnant, tous ensemble, sur une capitale américaine rebaptisée « Chocolate City ».
Cette version cosmique du « I Had a Dream » a germé il y a tout juste quarante-cinq dans le cortex de George Clinton, le pape du P-Funk, pour donner naissance à un hymne halluciné au black power, qui semblait prophétique à l’arrivée d’Obama en 2008 et sonne aujourd’hui comme un appel à la résistance.
« Chocolate City », donc. Un titre et un album éponyme, un manifeste politique en forme de déambulation sous trip dans le cœur noir de Washington DC et ses Vanilla Suburbs, banlieues proprettes peuplées de WASP blancs bien peignés. Sur la pochette devenue iconique, les emblèmes de la capitale fédérale — la statue de Lincoln, l’Obélisque et le Congrès — sont enduits d’un épais chocolat qui dégouline, prêt à s’infiltrer dans les « back alleys » (ruelles secondaires) de la ville comme dans les allées du pouvoir.
Quand paraît ce LP de Parliament en mars 1975, le rêve d’une capitale noire n’est qu’une chimère. Le Watergate a eu raison de Richard Nixon et de ses croyances dans une « hiérarchie des races« , mais son successeur à la Maison-Blanche n’est pas vraiment un adepte du Black Power.
C’est bien simple : du secrétaire au Trésor au chef de la diplomatie, l’administration de Gerald Ford ne compte que des mâles blancs qui n’ont plus à se soucier de leaders noirs de l’envergure de Malcom X ou Martin Luther King, assassinés pendant la décennie précédente.
Les temps ont changé : la guerre du Vietnam touche à sa fin, le fond de l’air est hédoniste et la vague disco a englouti sous ses grosses basses et ses paillettes le combat pour le black empowerment.
Avec son vaisseau spatial en carton-pâte, ses cuissardes à talons compensés et ses dreadlocks arc-en-ciel, George Clinton lui-même ne coche pas vraiment toutes les cases de l’artiste engagé. Le nom du groupe qu’il a fondé dans la banlieue de New York en 1955 — The Parliaments devenu ensuite Parliament — est trompeur : il ne s’agit pas d’une ode au pouvoir législatif mais d’une référence à une marque de cigarettes alors à la mode.
Et pourtant, derrière la célébration pure et simple du kiff (« Make My Funky P-Funk ») ou d’un afrofuturisme fêtard (« Mothership Connection »), Clinton et son crew — sous l’appellation Parliament ou Funkadelic — envoient parfois quelques low kicks dans le bas-ventre d’un pays qui dévore sa jeunesse, surtout quand elle a la peau foncée (« America Eats Its Young »).
« Chocolate City » s’inscrit clairement dans cette veine. Rien de frontal comme le « Revolution Will not Be Televised » de Gil Scott-Heron (1971) mais un subtil groove pour faire passer le message aux Blancs qui trustent le pouvoir dans une ville noire : prenez garde, ça ne pas va durer.
Pas de batterie pour lancer l’avertissement. Le morceau s’ouvre sur une cocotte de guitare, vite rejointe par les « harp strings » synthétiques du clavier de génie, feu Bernie Worell. « On a été en studio avec le riff et Bernie a joué son truc genre musique classique dessus et voilà, c’était juste waaaaaaouh. Le morceau était né », racontait Bootsy Collins, le bassiste de légende du P-Funk, en 2010.
Reste l’essentiel pour habiller ce fond de sauce, la déclaration enamourée de Sir George Clinton à sa « CC », le petit nom de « Chocolate City », en mode spoken words et explicit (political) lyrics. Son message : Washington appartient aux noirs.
Fondée sur un marais infesté de moustiques en 1791, la ville a été la première à affranchir des esclaves en 1862. Depuis un siècle et demi, elle abrite la Howard University dédiée à la formation des élites noires, et la ségrégation y a été moins violente qu’ailleurs.
Chuck Brown, l’inventeur de la go-go, Duke Ellington ou Marvin Gaye y ont rejoint les masses noires aimantées par la capitale, où leur nombre dépasse de très loin la population blanche.
« Le dernier décompte faisait état de 80 % (de noirs)
On n’a pas besoin de munitions quand on a le bulletin de vote.
T’es prêt pour le coup de grâce, CC ? »,
résume George Clinton dans le morceau « Chocolate City », en jouant sur la proximité en anglais entre bullet et ballot.
Selon lui, la souveraineté noire sur la ville ne serait que la juste compensation de l’esclavage, de ses horreurs, et des promesses laissées en jachère après son abolition.
« Hey, on n’a pas eu nos quarante acres et notre mule (promis aux esclaves après la guerre de Sécession), mais on t’a eue toi CC », psalmodie Sir George, qui prophétise un changement de couleur au cœur du pouvoir américain — « Ils l’appellent encore la Maison-Blanche, mais ce n’est que passager » — et le départ d’une vague noire dans le pays — « On a Newark, on a Gary (dans l’Indiana, NDLR)/Quelqu’un m’a dit qu’on avait L.,A et on travaille sur Atlanta ».
Clinton n’avait toutefois pas vu venir le danger qui guettait alors sa « CC ». Dans les années 80, le crack va décimer la population noire de Washington et conduire à sa perte le héros afro-américain de la ville, l’ancien maire Marion Barry, filmé par le FBI en 1990 en train de fumer ce dérivé de la cocaïne.
Le funkateer en chef n’avait pas prévu une autre menace, plus insidieuse : la gentrification express et très blanche du centre-ville de Washington, autrefois repaire de macs, de junkies et de soul food, aujourd’hui envahi de salles de fitness et de bars à salades à 20 dollars la laitue.
« On est en train de vous rattraper !« , proclamait le refrain de « Chocolate City » en haranguant le pouvoir blanc.
Ouvrez les yeux. La Maison-Blanche n’a jamais aussi bien porté son nom, Trump est encore assis dans le Bureau ovale et pourrait fort bien y rester les quatre prochaines années.